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Edmond locard

Dans son discours inaugural de la journée du 8 avril 2010, Denise Stagnara – fille d’Edmond Locard – évoquait avec son énergie habituelle l’œuvre de son père. Aux côtés des autres orateurs de la journée comme Jean-Pierre Crauser de la société Sherlock Holmes, le directeur de l’école de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or Patrick Joubert ou encore le procureur général Jean-Olivier Viout, elle revenait sur les deux facettes professionnelle et intime de celui qui était alors présenté comme le fondateur de la police scientifique. Un hommage à la mesure de son empreinte, mais un hommage que d’aucuns jugeaient avec justesse tardif.

Lyonnais d’adoption – il rappellera durant toute sa vie avoir quitté Saint-Chamond, sa ville natale, à l’âge de trois mois – Edmond Locard baigne dans un milieu de scientifiques. Cousin des descendants de Nicéphore Niépce, l’inventeur de la photographie, petit-fils de l’ingénieur Eugène Locard qui a installé la voie ferrée reliant Lyon à Saint-Etienne, fils d’Arnould spécialiste de malacologie, son parcours a été longtemps présenté par ses biographes comme déjà inscrit dans le marbre de l’Histoire. Sa venue à la médecine légale relève pourtant du hasard. Poussé par son père, il s’engage dans des études de médecine une fois un double bac scientifique et littéraire décroché, en 1894. Au même moment, l’affaire Dreyfus éclate, elle le marquera profondément. Alors qu’il existe une spécificité lyonnaise consistant à mêler études médicales et juridiques, et ce depuis l’initiative d’Alexandre Lacassagne dans les années 1880, le jeune Edmond décide de s’inscrire en droit, filière dans laquelle il décrochera une licence. Devenu secrétaire particulier de Léopold Ollier, spécialiste de la chirurgie orthopédique, Locard voit son parcours universitaire basculer en 1900 avec la mort de son maître. Il choisit alors de se placer sous la direction de Lacassagne pour soutenir en 1902 une thèse sur la médecine légale au XVIIe siècle. Occupant dans la foulée la fonction de préparateur au laboratoire de médecine légale, Locard doit affronter sa réticence à manipuler les corps. Un défaut qui aurait pu s’avérer être rédhibitoire s’il n’était pas compensé par une appétence à travailler sur les questions d’identité. Les nombreuses contributions qu’il livre à ce sujet dans les Archives d’anthropologie criminelle via les Chroniques latines l’attestent. C’est en 1905, au plus tard, que l’idée de créer une structure de police scientifique émerge dans son esprit. Il lui faut attendre cinq ans pour voir son projet aboutir à la faveur de la crise que traverse alors la police lyonnaise. Une crise qui résulte d’une virulente campagne de presse contre les violences des forces de l’ordre ainsi que d’une critique de la Sûreté par l’un de ses anciens et éminents membres, à savoir Jules Sébille qui avait également exercé comme commissaire à La Guillotière et à la Croix-Rousse.

Le 24 janvier 1910, le secrétaire général pour la police Henri Cacaud lui octroie donc deux pièces sous les combles du palais de justice, juste au-dessus du service de Sûreté auquel le laboratoire se voit rattacher. Une installation rudimentaire donc, d’autant plus que Locard n’a sous ses ordres qu’un ancien garde-champêtre et un gardien de la paix. Elle suffit pourtant à obtenir très rapidement des succès dont la médiatisation est savamment orchestrée par Locard. Au milieu de l’année 1910, avec l’affaire de la Rue Ravat à Perrache, le laboratoire obtient la première condamnation d’un tribunal français sur la simple preuve d’une empreinte digitale. Quelques mois plus tard sur le plateau de la Croix-Rousse, l’affaire Dessort permet de confondre un délinquant culinaire qui avait laissé une empreinte dentaire en croquant dans une tartelette à la crème de marron. Il n’en faut pas plus pour inscrire le laboratoire dans la durée. Cette assise est confortée par la mise au point de nouvelles méthodes d’expertise telles que la poroscopie et la graphométrie, soit l’étude des pores de la peau et l’application des mathématiques à la graphologie. Si Etienne Martin, successeur officiel de Lacassagne à la tête de ce qui est déjà qualifié d’Institut médico-légal, est dans un premier temps sur la réserve, une ligne de partage des compétences s’opère naturellement. L’IML se charge de l’intégralité des expertises médico-légales tandis que le laboratoire hérite de tout le reste à savoir la chimie légale, les poussières, la dactyloscopie, la graphologie ou encore la balistique. La Grande guerre, durant laquelle Locard est affecté au service de santé des armées, marque un ralentissement de l’activité du laboratoire. Une fois encore, c’est grâce à une célèbre affaire judiciaire que l’allant initial va reprendre. En 1922, Locard est en effet appelé à intervenir à Tulle pour résoudre le mystère du corbeau qui inonde la ville de courriers malsains, un épisode disséqué par Jean-Yves Le Naour et dont l’importance dans la carrière de Locard a été mise en perspective par Philippe Artières. Alors qu’il annonce être en mesure de résoudre l’enquête à la lumière de la graphométrie, il y parvient. Après une dictée de plusieurs heures, Angèle Laval est confondue puis finalement condamnée lors de son jugement en décembre. La renommée de Locard est désormais établie, alors même que son erreur dans l’expertise Bernardes intervient : tandis que l’expertise lyonnaise avait porté l’accusation sur l’un des candidats à la présidence du Brésil – Arturo Bernardes – un autre homme avoue être l’auteur de l’écrit incriminé. A partir de là, le laboratoire de la rue Saint-Jean connaît un âge d’or. Une compétition l’oppose désormais à l’Identité judiciaire parisienne dont la mainmise semblait pourtant acquise depuis Bertillon et l’anthropométrie judiciaire à la fin du XIXe siècle. Les demandes de stage d’étudiants étrangers affluent, du matériel innovant est élaboré comme le graphoscope pour les expertises en écriture, une revue et une académie internationales de criminalistique sont même fondées en 1929. Comme un symbole de cette réussite lyonnaise, Robert Jobez pourtant issu de la préfecture de police de Paris exporte la graphométrie en Chine au début des années 1930.

Alors qu’il tient les rênes du laboratoire depuis un quart de siècle, Edmond Locard amorce un retrait progressif de ses différentes responsabilités. La raison de ce choix tient à un essoufflement, le rythme de travail s’étant nettement intensifié depuis le lancement de la Revue internationale de criminalistique en 1929. Ce d’autant plus qu’il souhaite achever ce qui restera l’œuvre de sa vie, à savoir le Traité de criminalistique dont il entame le septième et dernier volume. Une certaine forme de lassitude s’installe également. En déclinant le poste de responsable de l’Identité judiciaire de Paris en 1929 – son directeur Edmond Bayle venant d’être assassiné – il savait que sa carrière resterait lyonnaise. Enfin et surtout, son fils Jacques, après être sorti diplômé de l’école de chimie industrielle de Lyon, aspire à intégrer le laboratoire. Il se présente donc comme le successeur le plus légitime de son père. La nomination de Jacques à la tête de la rédaction de la Revue internationale de criminalistique en 1935 marque ainsi la fin d’une époque. Pourtant, quitter ce métier qu’il a lui-même « créé », comme il l’expliquera dans ses souvenirs, semble plus difficile qu’il n’y paraît. La venue de la guerre en 1939 aurait pu accélérer les choses. Le laboratoire voit alors son effectif réduit aux acquêts, Jacques lui-même est envoyé en Alsace comme lieutenant d’artillerie lourde. Les expertises d’écriture, qui étaient depuis longue date l’activité dominante du 35 de la rue Saint-Jean, deviennent presque exclusives. La circulation de fausses cartes de rationnement et l’essor des lettres anonymes l’expliquent largement. La restauration républicaine de 1944 semble rétablir à l’identique le fonctionnement du laboratoire d’avant-guerre. Si l’impression s’avère exacte quant au désir de Locard de continuer à régenter le travail de son équipe malgré la volonté de Jacques de prendre le relais, elle l’est beaucoup moins quant à l’aura de cette institution. La désuétude du matériel, l’interdiction posée dans les premiers mois de recevoir des stagiaires étrangers ou encore la mort de la Revue internationale de criminalistique sont autant d’éléments empêchant le laboratoire de retrouver son rayonnement d’antan. Les analyses aléatoires de son directeur lors de certaines affaires achèvent de pousser celui-ci vers la sortie. L’erreur la plus médiatisée sera celle de l’affaire Laffitte. Le 4 janvier 1951 sa mise en retraite lui est signifiée par le ministère qui, après une inattendue mise en compétition, finit par désigner Jacques pour lui succéder.

Alors que le legs de Locard semble disposer des meilleures conditions pour être mis à profit, l’impensable survient. De retour d’une conférence réalisée en Angleterre, Jacques décède. A la douleur du père s’ajoute l’inquiétude du fondateur puisque la direction du service échoit à Jacques Bourret, responsable de l’Institut médico-légal et de fait un élément extérieur au laboratoire. Loin de disparaître professionnellement et médiatiquement, Locard s’investit dans de nombreux projets qui s’articulent autour de trois grands axes : les lettres, l’enquête et enfin ce que Bruno Benoît – dont le père a été assistant au laboratoire dans les années 1930 – qualifierait de lyonnitude. Il suffit de passer en revue ses activités pour s’en convaincre. Son pied à terre lyonnais du 5 de la rue Mercière se mue en laboratoire privé d’expertises en écriture, une partie de la clientèle habituelle de la rue Saint-Jean étant ainsi captée. L’académie du Merle Blanc, qu’il fonde en 1949, est une société savante célébrant la culture et faisant bonne chère tous les mois au restaurant éponyme situé quai de Pierre-Scize. Le prix Locard, qu’elle décerne chaque année depuis 1959, consacre les romans policiers des jeunes auteurs les plus prometteurs de leur génération. Enfin, la revue Androclès qu’il crée en 1955 se veut une caisse de résonnance des productions culturelles lyonnaises. Déjà coutumier des conférences et interviews, Locard dispose dès lors du temps nécessaire pour s’y consacrer pleinement. Il répond ainsi aux questions d’André Mure – qui lui succédera à la tête du Merle Blanc – à la radio en 1961. Locard connaît alors une consécration plus populaire comme en témoigne son évocation dans le roman Le mort jouait de la clarinette de Roger Ducouret en 1959. A sa mort le 4 mai 1966, le directeur de l’IML Louis Roche affirme qu’il doit être considéré comme le véritable héritier de Lacassagne, finalement plus qu’Etienne Martin, tant les deux hommes étaient unis par une étroite affinité intellectuelle.