Embaumements.com

La morgue flottante de Lyon

Les rues de Lyon N°08 - La morgue flottante, par Ludivine Stock, édition L'épicerie séquentielle 2015Aménagement provisoire devenu pérenne, la morgue flottante de Lyon symbolise à elle seule toutes les contradictions d’une médecine légale lyonnaise devenue une référence avec Alexandre Lacassagne en dépit d’évidents archaïsmes. L’histoire de ce bâtiment débute avec l’arrêté préfectoral du 21 juin 1850 autorisant la municipalité à établir une morgue sur une platte, c’est-à-dire un bateau-lavoir, amarré sur la rive droite du Rhône en aval de l’Hôtel-Dieu. Il s’agit de pallier la fermeture en 1842 du dépôt mortuaire de l’église Saint-Paul suite aux plaintes répétées du voisinage. Seul subsiste alors le dépôt de l’Hôtel-Dieu, lui-aussi contesté car dépourvu d’appareil permettant d’arroser continuellement les corps. Au contraire, la nouvelle morgue permet l’installation aisée d’un système d’arrosage permanent. Ce moyen de conservation des corps, simple mais efficace, est défendu quelques années plus tôt par Alphonse Devergie pour la morgue de Paris. Dans un rapport de 1832, il propose de faire établir une robinetterie fermée à la tête de chaque table, à une hauteur de deux ou trois pieds. La première morgue lyonnaise ainsi créée connaît pourtant une courte durée de vie puisqu’une crue l’emporte dans la nuit du 21 au 22 août 1852. Pendant plusieurs mois, la municipalité doit donc se contenter du seul dépôt de l’Hôtel-Dieu, elle n’a d’ailleurs à sa disposition que l’une des deux tables en pierre de la salle mortuaire.

Dans une lettre du 13 mai 1853, le procureur impérial dénonce le manque de coopération des administrateurs des Hospices civils de Lyon, arguant que ceux-ci voudraient « ne plus recevoir à l’avenir les corps des noyés » et surtout que le public ne serait « pas admis dans cette salle ». Le pouvoir municipal finit donc par se tourner, une fois encore, vers la solution d’une morgue flottante. Le second bâtiment est inauguré le 3 octobre 1853 au même endroit que le précédent c’est-à-dire en aval de la culée du pont Bonaparte, alors que la crue avait révélé le danger d’un tel emplacement. Cette prise de risque peut surprendre, d’autant plus que des alternatives avaient déjà été envisagées dans le passé. Le 2 octobre 1850, l’architecte Dardel avait notamment proposé de remonter la morgue beaucoup plus en amont, sur la rive gauche du Rhône cette fois, au nord des Brotteaux, non loin du pont Saint-Clair. D’autres propositions de déplacement sont formulées après 1853, ainsi un projet de 1859 suggère d’amarrer la morgue plus en aval, en face de la rue Sala. Les ingénieurs à l’origine du rapport estiment en effet que la morgue, outre sa trop grande exposition au regard du public, offre bien peu de gages de sécurité : « au moment des fortes crues, les eaux débouchant par la première arche du pont [Bonaparte renommé pont de la Guillotière] tombent avec violence sur la proue du bâteau tandis que la poupe se trouve engagée dans un remou très fort (sic) ».

La création de la faculté mixte de médecine et de pharmacie en 1877, plus au sud, sur la rive gauche du Rhône, relance le débat sur la légitimité d’un tel emplacement. Dans une lettre adressée le 10 septembre au préfet du Rhône, le doyen Lortet remet en cause l’existence même d’une telle structure, évoquant pour cela le modèle parisien : « La morgue de Paris est annexée, à ce point de vue, à la faculté de médecine. Nous demandons qu’il en soit de même pour celle de Lyon. Mais la morgue de notre ville, placée sur le fleuve, dans un bateau de dimensions très petites, est absolument impropre à un pareil service. Cependant, à cause de l’extrême importance de l’enseignement pratique de la médecine légale, nous demandons, Monsieur le préfet, que l’on transporte la Morgue dans un lieu aussi rapproché que possible de la faculté de médecine ». Bruno Bertherat, auteur d’une thèse de référence sur la morgue de Paris, a en effet démontré combien l’écart s’avère béant au XIXe siècle entre la morgue de la capitale et celle des villes de province. La personnalité médicale qui dénonce le plus ardemment la morgue flottante n’est toutefois pas Lortet mais Lacassagne, qui arrive à Lyon quelques mois plus tard afin d’occuper la chair de médecine légale de la nouvelle faculté. Il lance la charge en 1880 dans un mémoire adressé au conseil municipal : « On peut le dire sans crainte de blesser aucune susceptibilité, l’aménagement de la morgue actuelle est une tâche dans l’organisation administrative de notre cité. C’est un bateau-lavoir grossièrement adapté à cet usage ». Lacassagne réclame donc l’établissement d’une nouvelle morgue à côté de la faculté. Quatre éléments viennent justifier sa demande. Pour commencer, la logique impose d’établir une telle structure à côté du laboratoire de médecine légale qu’il dirige, car « Il serait contraire à toute sage économie que les collections, instruments et livres qui ont été achetés à grands frais, que les dépenses qui ont été faites pour ce laboratoire soient répétées une seconde fois pour la Morgue ». En outre, l’impératif d’une position centrale pour accueillir le public serait honoré grâce au futur pont des universités, reliant la faculté à la presqu’île où réside la majorité de la population. Autre argument notable pour l’hygiéniste qu’est Lacassagne, l’existence d’un vaste terrain libre à côté de l’université, ce qui permettrait de ne pas incommoder le voisinage avec des miasmes délétères. Enfin, la proximité de la faculté avec la mairie du 3e arrondissement de Lyon et l’église Saint-André faciliterait l’octroi des permis d’inhumer et assurerait une rapide recherche d’état civil. N’ayant pu obtenir gain de cause, Lacassagne effectue une seconde tentative dix ans plus tard avec le concours de l’architecte de la ville, Comte. Ensemble, ils projettent d’établir une morgue sur un îlot de graviers du Rhône. Cet îlot serait situé au centre du futur pont des universités, pas encore construit mais toujours d’actualité. La morgue comprendrait ainsi six salles au rez-de-chaussée, un sous-sol et un étage. Le public pourrait y accéder au moyen d’une passerelle fixe qui se détacherait au milieu du pont. Surtout, le frigorifique, nouveau système de conservation des corps expérimenté à Paris depuis 1882, permettrait à la médecine légale lyonnaise de rentrer de plain-pied dans la modernité. Toutefois, en associant le projet de morgue à celui d’un nouveau pont, Lacassagne qui vient tout juste de fonder les Archives de l’anthropologie criminelle sait qu’il prend un risque. La construction du pont étant ajournée, celle de l’établissement mortuaire n’aboutit pas.

Loin de baisser pavillon après ce nouvel échec, Lacassagne continue d’interpeller régulièrement les pouvoirs publics sur l’impérieuse nécessité de trouver une alternative au bateau-morgue. Dans un courrier daté du 26 novembre 1892, il relate avoir dispensé un cours de médecine légale à 90 élèves sur cette embarcation, le poids était tel que « le bateau avait paru s’enfoncer et que l’eau était entrée par les sabords ». Deux ans plus tard, l’inauguration de l’école de santé militaire de Lyon, à deux pas de l’université, est une nouvelle occasion de rappeler au maire hygiéniste Antoine Gailleton combien la question de l’enseignement médical sur la morgue flottante s’avère importante. En 1895, Lacassagne estime que le décès prématuré de son confrère et ami, Henry Coutagne, à 49 ans, n’est pas étranger aux conditions désastreuses des autopsies pratiquées sur l’embarcation mortuaire. C’est donc en toute logique qu’un second projet d’établissement médico-légal est formulé en 1899. Plus ambitieux que le précédent, il ambitionne une installation rue de Béarn, derrière la faculté de médecine, et ce au grand désarroi des habitants du quartier. En effet, ces derniers adressent plusieurs pétitions au maire, dénonçant dans un premier temps « l’insalubrité » supposée puis, suggérant le 2 octobre « un endroit [plus] central et passager pour le public, afin qu’il puisse voir et reconnaître les corps exposés ». Lacassagne pèse de tout son poids pour que le nouveau projet se concrétise, allant même jusqu’à se prononcer contre l’achat d’un frigorifique afin d’éviter l’écueil du coût trop élevé. Dans une lettre du 17 août 1899, il estime que « Le nombre des cadavres transportés à la morgue de Lyon n’est pas considérable. Un appareil comme celui qui est installé à la morgue de Paris coûte plus de 100 000 francs ». Il revoit sa stratégie quelques mois plus tard, le 15 mars 1900, réclamant cette fois une chambre frigorifique afin de bénéficier d’un « vrai institut de médecine légale » avec des conditions d’enseignement plus favorables. Le 30 avril de la même année, l’affaire semble entendue puisque le conseil de la ville de Lyon accepte de financer la construction d’un bâtiment mortuaire dans l’enceinte même de la faculté de médecine, les jardins se trouvant en partie amputés. Les élections municipales qui interviennent le mois suivant remettent en cause l’accord des édiles. Le remplacement de Gailleton par Victor Augagneur sonne le glas du projet. La lente dégradation matérielle du bateau-morgue ne cesse pas pour autant. Le 9 septembre 1904, le chef du service des inhumations se montre alarmiste : « La cale, le pont, la superstruction et la toiture sont également disloqués ; les briquetages sont rompus, les boiseries disjointes […] Encore quelques mois et l’accès de l’établissement pourra ne pas être sans danger pour le public ». Toutefois, l’inaction reste de mise, et il revient une nouvelle fois à Lacassagne de monter au créneau.

Le 22 juin 1907, alors que le bâtiment jouxtant le laboratoire de médecine légale doit bientôt se libérer, il offre de le récupérer pour l’aménager en morgue : « En ce moment il existe dans la Faculté même un local servant au service anti-arabique, ayant l’eau et le gaz, et pouvant avec une dépense de 4 ou 5 mille francs environ être aménagé en morgue ». Le faible coût de cette proposition, formulée alors que l’Institut de médecine légale de Paris vient d’être inauguré, emporte l’adhésion du conseil de l’université qui donne son accord le 28 novembre 1908. En janvier 1910, alors que les travaux sont lancés depuis un peu moins de six mois, la catastrophe prophétisée depuis de si longues années intervient. Le bateau-morgue disparaît à la faveur d’une ultime crue du Rhône. L’épave, retrouvée plus au sud au niveau de Saint-Fons, est finalement vendue aux enchères pour 150 francs. Achevé quelques mois plus tard, le nouvel établissement mortuaire devient ainsi le nouveau centre de la médecine légale lyonnaise, et ce jusqu’au transfert de la morgue avenue Rockfeller, au début des années 1930, dans l’actuel Institut médico-légal de Lyon.

Avec nos remerciements pour les illustrations à Ludivine Stock :
"Les rues de Lyon N°08 - La morgue flottante, par Ludivine Stock, édition L'épicerie séquentielle 2015" :

http://ludistock.blogspot.fr