Entretien avec Bullitt Ballabeni
Tu es l’un des artistes qui travaille parfois sur la mort et « avec la mort » (taxidermie, divers squelettes, etc). Avec tes différents médiums et techniques, pourquoi travailler, ou avoir travaillé, sur ce thème ?
Je recherche la représentation d’une mort toujours plus temporelle et poétique, à l’image de la vie ; c’est par passion pour cette dernière que je travaille sur la mort. Le temps passé sur ces pièces reste bel et bien du temps de vie.
As-tu une fascination pour le corps humain ? La taxidermie ? Les cabinets de curiosités ?
Non. Il ne s’agit que de supports, de matériaux à explorer, manipuler. D’une certaine manière, il serait presque désobligeant de ne pas travailler avec ces matières naturelles qui sont en abondance, dans une ère où le recyclage prend un essor inégalé. Bouder les squames microscopiques que l’on respire quotidiennement, ne plus fouler le sable et la terre constitués d’incalculables corps en décomposition, du coquillage au mammifère : là, serait un luxe lové dans un monde irréel qui pourrait mener à la fascination.
Peux-tu nous donner une définition de la mort, ou quelle est ta définition de la mort ? Quel est ton rapport avec l’art funéraire ? Pourquoi travailles-tu et associes-tu le métal et la résine d’inclusion à ton travail ? Pourquoi toutes ces petites croix ? Comment définis-tu ton travail artistique ?
En tant que vivant, je définirais la mort comme un pari que je suis sûr de gagner. Retour à «humana vana », ou, la mort comme preuve de la caducité de la vie.
L’art funéraire et ses fonctions culturelles multiples sont une source d’inspiration infinie dans ma recherche sculpturale. D’une part, par son caractère de célébration de la vie des morts, et d’autre part, par sa profusion de créations artistiques et artisanales ; des pyramides aux cercueils figuratifs du Ghana, des dolmens aux catacombes, des statues aux habits et accessoires que revêtent les défunts … cet art se mue en un prisme aux facettes qui me passionnent !
J’utilise ces matériaux principalement pour leur qualité temporelle, certes avec une tenue moins forte dans le temps que le marbre ou le granit, mais supérieure à celle du végétal (plante) et de l’organique (chair), éphémères. La résine d’inclusion permet de figer dans le temps ces matériaux à la durée de vie définie comme courte. Il s’agit ni plus ni moins d’une copie de l’archivage naturel qu’est la résine fossile (ambre), mais utilisant une technique contemporaine, qui se différencie donc de techniques plus anciennes, marquant ainsi une époque précise. Le métal, lui, se trouve dans les entrailles de la terre, le plus souvent uni à d’autres substances (minérales) ; sans âge, noyau de nombreuses planètes, il est un matériau que j’aime à voir accompagner l’humain, le vivant.
Je ne peux manifestement pas définir mon travail artistique de manière stable, il rebondit sans arrêt fixe. Mon exploration est étroitement liée aux avancées, et reculs, des données scientifiques et découvertes dans tous types de domaine. Je pense n’être ni en retard, ni en avance, sur quoi que ce soit ; calque après calque, j’imagine dessiner un univers aux dimensions actuelles réalistes, de l’antique au futuriste, du micro au macro, le lapse de temps sondé me paraissant être un intervalle déjà trop contracté.
Pour l’exemple des petites croix, symbole le plus basique de l’orientation, elles ne cachent pas le support (ici l’os, matériau déterminé comme pérenne), mais le recouvrent entièrement, créant ainsi une sorte de vertige, l’œil gauche n’arrivant pas à s’accorder sur la même croix que l’œil droit. Cela perturbe le spectateur, induit le désordre qui s’accompagne d’un sentiment d’inconfort. Tel un palimpseste, entre trace et oubli, l’idée développée ici est liée à l’instabilité et la fragilité de la vie. Une fois effacés les clichés morbides attachés au crâne, mon intervention se veut être une sublimation, à résonnance sacrée, l’atelier devenant de fait un sanctuaire, avec ses rites.
Que penses-tu de l’embaumement ? Connais-tu certaines de ses techniques ? Aurais-tu une définition à proposer ?
Eviter la putréfaction d’un corps est en soi un défi complexe à relever puisqu’il va à l’encontre d’un cycle organique programmé. Tout dépend pour combien de temps la conservation est souhaitée et dans quel but.
J’ai participé à une séance de thanatopraxie, dans un centre funéraire, dont le but était de montrer le corps à la famille dans l’état le plus proche de celui du vivant ; expérience proche du bricolage artisanal (coton dans les orifices, couture de la bouche, du scratch sous les paupières, colle forte, élastique, maquillage …), respectable, mais loin de l’embaumement « antique ».
Le film documentaire « Orozco the Embalmer », de Tsurisaki, tourné en Colombie, est très intéressant en cela qu’il montre les techniques de préparation des corps des plus rudimentaires.
La flagrante différence avec, par exemple, la performance technique de Salafia sur le corps de Rosalia Lombardo, ou bien la vénération de la Pierre de l’Onction à Jérusalem, me guide quant à la proposition d’une définition de l’embaumement : occulter l’œuvre du temps !
Dans mes pièces, pour préserver le corps des animaux de la décomposition naturelle, j’utilise la résine d’inclusion, le froid, ou les liquides de type formol ; mais le plus important de mon travail est la recherche et la collecte de corps ayant subi une dessiccation naturelle. Toutefois, même fortement déshydraté, un élément organique reste fragile et délicat à manier.
« Le transhumanisme considère certains aspects de la condition humaine tels que le handicap, la souffrance, la maladie, le vieillissement ou la mort subite comme inutiles et indésirables ». Qu’en penses-tu ?
Le mouvement transhumaniste, imaginant un avenir « post-humain », est une vieille idée qui, pour moi, s’approche plus d’une catastrophe élitiste que d’une solution aux problèmes de l’humanité. Il y a une nette contradiction entre l’amélioration de la condition humaine et la transcendance technologique (moment où la technologie progresse seule et où l’humain s’y abandonne confiant), tant cette-dernière est liée au « tout » connecté et à l’avancée de l’intelligence artificielle.
Stephen Hawking déclarait à la BBC en 2014 : « Je pense que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à la race humaine. Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser ».
Un an plus tard, l’ingénieur-entrepreneur Elon Musk (Paypal, SpaceX, Tesla Motors, Hyperloop, Powerwall) créait le centre OpenAI regroupant des dizaines de start-up dans le domaine de l’IA.
Evidemment c’est passionnant, le principe de départ étant de « bénéficier à l’humanité », mais on peut aisément imaginer les dérives très humaines possibles, j’entends le développement des armées, l’asservissement par le hack du corps et de l’esprit, et donc la question du libre-arbitre.
Non opposé au transhumanisme, l’effort de la recherche dans le biomimétisme et l’écomimétisme, pour améliorer nos vies sur la planète, me paraît fondamental.
Que pourrais-tu dire sur le mot « immortel » ?
L’homme qui vivra 1000 ans serait déjà né : on est loin de l’éternité, de la mort de la mort ! Sans preuve scientifique, les religions entrent alors en jeu concernant la possibilité d’une vie post-mortem. Pour l’instant, j’imagine qu’il n’y a qu’un mort qui ne peut plus mourir.
Rien ne dure toujours, sinon la quête de la connaissance pourrait sans doute s’arrêter : on aurait trouvé. On peut, néanmoins, évoquer la postérité qui fait plus référence à l’héritage, au patrimoine ; et concernant la création artistique : la pérennité.