Jean Baptiste Carhaix - Les vanités
La mort en mes photographies
En 1979 et 1980, mes deux premières expositions photographiques (Nice puis Lyon) étaient consacrées à des vues très classiques de San-Francisco intitulées "Cartes postales de SF", un reportage de vacances ; si les vues étaient classiques, les tirages consistaient à des photocopies couleur, avec parfois des couleurs remaniées, procédé interdit en France par... la Banque de France (de peur qu'on reproduise des billets !)
Pendant l'été 1979 j'avais pris quelques clichés de quatre homosexuels déguisés en nonnes de choc (froc noir, coiffes ou cornettes, maquillage outrancier, barbes, mitraillettes et patins à roulettes) : les premières Sisters of Perpetual Indugence, militants radicaux anti-religieux organisés en un premier "couvent" iconoclaste...
En 1981, je fus amené à occuper un poste important pour la Mission Laïque à San-Francisco. Je découvrais que le "couvent" s'était étoffé de dizaines de nonnes. Politiquement incorrectes en ces temps de "Reaganisme", elles propageaient leurs saines et bonnes paroles "To Ban Guilt" ("banir le sentiment de culpabilité") en d'extraordinaires happenings politico-théâtraux dans les rues de la ville. N'écoutant que ma détestation de la religion catholique, apostolique et romaine, je documentais leurs actions (L'agence de presse Sipa a distribué ce reportage 1981-82-83 entre 1984 et 1987).
Hélas en 1981 le Sida se répandait sourdement dans la communauté homosexuelle. Des collègues de travail, des voisins, des Sisters que je photographiais se retrouvaient subitement atteints par la maladie. Certains en mourraient en quelques semaines. La MORT en ses symptômes est ainsi entrée sourdement dans ma photographie, sous les maquillages outranciers de certaines sisters.
Bobby Campbell, infirmier de son état et un des premiers malades diagnostiqués, au pseudo ravageur de Sister Florence Nightmare Registered Nun, eut le courage d'organiser les premières victimes en association People With Aids Alliance (PWAA : juin 1983) et de les faire défiler dans les rues pour forcer les pouvoirs publics à réagir positivement au lieu de tergiverser.
Entre temps, un nom est donné à l'association : People With Aids Alliance
Les Sisters se mirent à fonctionner comme des nonnes alternatives à la carence des pouvoirs publics : création d'une fondation d'aide aux plus démunis des malades The Kaposi Sarcoma Foundation (mai 1982), rédaction du premier tract Play Fair promouvant la prévention contre toutes les MST par le préservatif (août 1982).
Je reconnais avoir eu peur de serrer des mains des victimes avérées et même parfois de personnes qui ne présentaient aucun symptôme visible mais aux USA, on se serre rarement la main, on s'embrasse encore moins sur les joues, donc cette attitude pleutre de ma part attirait peu l'attention.
Fin 1983, ma mission san-franciscaine était terminée et je retournais en France ; j'avais déjà décidé de mettre en scène les Sisters afin de sortir du simple reportage (répétitif) qui ne pouvait pas exprimer à la fois l'admiration que j'éprouvais pour ces militants et la compassion que je ressentais pour leur funeste sort. Une fois revenu en France, j'eus quelques mois pour réfléchir et je retournais à SF en 1984 pour mettre les SPI en scène.
Comment montrer "artistiquement" la tragédie qui se jouait ? Mes références furent en grande partie les oeuvres baroques de la Contre-Réforme : les extases des mystiques du XVII ème, celles sculptées par le Bernin en particulier. La chape de Ludovica Albertone en l'église San Francesco a Ripa dans le Trastevere et la Transverbération de Sainte Thérèse dans la chapelle Conaro de l'église Santa Maria della Vittoria à Rome furent mes modèles. Eros et Thanatos déclinés en vagues de marbre.
En toute connaissance de mes objectifs les Sisters acceptèrent de jouer leur mort en basculant en des poses extatiques sur les hauteurs de SF.
Dans le cas des victimes, il n'était pas question d'orgasme mystique mais la liaison d'Eros et de Thanatos traduisait le rapport entre les pratiques sexuelles à risque apportant inévitablement la mort en ces premières années de la pandémie. La Mort, jouée, anticipée par mes modèles, s'inscrivait alors dans le paysage.
En 1989, sept Sisters posaient au-dessus du Golden Gate, le brouillard s'élevant sous le célèbre pont : couchées, comme endormies, une d'entre elles ébauchant un bye-bye de son bras gauche, l'image s'intitule Le Grand Sommeil ; trois des modèles étaient atteints par la maladie, mais ils ont accepté le projet. Ils moururent soit quelques mois plus tard pour deux d'entre eux et quelques années après pour le troisième.
En 1992, je commençais une nouvelle série Danses Macabres, Trophées et autres Vanités pour faire le deuil de mes modèles (cf. infra) et de mon meilleur ami suicidé parce qu'il n'arrivait pas à guérir d'une grave maladie dégénérative. J'avais été son dernier interlocuteur au téléphone et je ne m'étais douté de rien ! Je mettais en sènes deux squelettes, des crânes humains et d'animaux, série qui se termina en 1993 et que j'allais exposer à Oakland (cal) cet été-là.
En 1993, je retournais donc en californie pour exposer mais dès le début de mon séjour, je fus contacté par Sister X-Plosion qui avait été absente de la ville les étés précédents (84-87-89). Très malade, elle souhaitait "avant de mourir participer de la saga photographique", comme elle me le formula. Je ne pouvais pas refuser alors que j'avais décidé d'en finir avec le sujet. Je mis Sister X-Plosion en scène le visage caché par une mantille noire, tenant à la main une coupe, dans les bras de Sister Hellen Wheels pour une image intitulée Compassion.
L'image intitulée Le Sphynx s'ensuivit : sister Lily White posait recouverte par un immense tissus noir flottant dans le vent sur les hauteurs de la ville. Un voile de deuil de 50 M² épousant grâce au vent, le rocher du parc Museum Rock. Mort et Résurrection tel le sphynx.
Le Sphinx : 1993
Il m'était très difficile de démêler les morts réelles, la mort à venir dans le destin de mes modèles de la mort métaphorisée dans mes mises-en-scènes, très difficile mais si j'étais très complexé vis à vis de ce que je leur faisais faire, eux, ne l'étaient pas. J'avoue qu'avant de rencontrer ces militants extraordinaires, je n'étais qu'un simple photographe et que grâce à eux je suis devenu un artiste.
Chorea macabæorum
Danses macabres, Trophées et autres Vanités (1992-1993) : une série photographique réalisée bien avant la vague des Vanités qui a sévi dans les années 2000.
Petit retour historique sur l'Histoire et l'histoire de l'Art : en 1347 puis en 1352 deux épidémies de peste noire ravagent l'occident et font des millions de morts (25 pour la première et environ 30% de la population européenne pour la seconde). Ayant vécu in and off à San-Francisco entre 1981 et 1993 (j'y suis retourné plusieurs fois depuis), on avait l'impression d'assister, vu les ravages causés par le Sida, à l'effroyable répétition de cette lointaine pandémie. A part l'AZT, il n'y avait pas encore de parade médicale telles aujourd'hui les tri-thérapies. La pandémie touchait la planète entière et un imbécile de pape faisait une campagne criminelle contre le préservatif, seule parade à l'infection !
Présentes dans les Mystères au Moyen-Âge sous la forme verbale d'un court dialogue entre la Mort et 24 personnes, elles s'évadent de la scène théâtrale pour être sculptées, peintes, gravées,chantées aux XVe et XVIe siècles : exorcisant ainsi le macabre passé de l'occident.
Ma nouvelle série inaugure en quelque sorte un travail artistique de deuil : le deuil de mes modèles emportés par le Sida : Sister Marquesa de Sade, Sister Florence Nightmare Registered Nurse, Reverend Mother the Abbess, Sister Cardio-Pulmonary Ressucitation, Sister Salvation Armée, Sister Luscious Lashes, Sister X-Plosion. Le "couvent" san-franciscain connut une hécatombe mais toutes les sisters n'avaient pas posé devant mon objectif. Deuil de mes modèles devenus mes amis en Californie et deuil d'un ami proche en France.
Apparition est la première composition de la série. Le suicide d’un grand ami (cf. supra) me fit prendre conscience que je devais me mettre très vite au travail, comme je l'avais programmé en pensée.
Apparition est d'abord le titre d’un tableau de Gustave Moreau (non daté) : la tête de Saint Jean-Baptiste apparaît, flottant dans l’air, couronnée de rayons divins à Salomé qui a exigé d’Hérode sa décapitation. L’image symbolise la victoire du pouvoir politique sur la religion, laquelle toutefois semble encore vivante mais… décapitée. J'ai d'emblée adapter la phrase de l'historien de l'art Hubert Damish : "La peinture ne se contente pas de montrer, mais pense", à la photographie.
Il faut savoir que dès l’invention de la technique photographique, on s’est mis à nommer l’assistant du Bourreau (cf. guillotine) : le photographe. Pour quelle raison ? La photographie naissante exploitait principalement le portrait, succédant ainsi à la peinture. Les peintres de quartier se convertissaient vite à la photographie. C’est d’ailleurs pour cela que les photographies du XIX ème siècle étaient signées : «Atelier», «Studio» (dans l’acception italienne du terme). L’assistant du bourreau tenait les cheveux des suppliciés en avant du couperet et pouvaient ainsi exhiber la tête une fois coupée !
L’histoire ne s’arrête pas là : le premier obturateur mécanique pour appareil photo, a été breveté sous le nom «d’obturateur à guillotine» ! De la fable de Salomé au tableau symboliste de Gustave Moreau en passant par la relation entre photographie et guillotine, on en vient à ma photo : tiré par les cheveux, n'est-ce pas ?
Les titres empreints d'humour des photographies de cette série pointent le décalage avec les véritables restes humains, le détachement littéraire repoussant la Mort en s'en moquant ; alors qu'avec mes modèles vivants mais souvent malades, j'étais très émotionellement impliqué et mes titres étaient autrement sérieux. Ainsi naquit Ceci est une pipe (une fellation entre deux squelettes) le titre est une allusion au tableau de Magritte Ceci n'est pas une pipe ! Ou Le biscuit... incompréhensible aujourdhui par un public qui n'a pas connu la marque L'Alsacienne Biscuit... (la photo représente un crâne coiffé de deux palmes noires de plongée sous-marine, telle la coiffe d'une Alsacienne). Nature très morte : à la place de fruits et de branches, un crâne flanqué de bois de cerf retombant sur les côtés. Buisson ardent (reproduit dans Le Livre des Vanités en 2008) : du crâne s'élèvent 4 bois de cerf, tels des flammes. L'Amour à mort : deux squelettes forniquant. Croque-Monsieur : un aligator avale un mini-squelette en plastique. Scuba : un crâne portant un masque de plongée émerge d'une bassine pleine d'eau. Quart-Têtes-à-Cordes : quatre crânes et un archet reposent dans un étui à violon. Dessert du Jour : une pièce montée de 3 crânes recouverts de chantilly. La Pietà : deux squelettes dans la posture d'une Pietà avec à la place du crâne de "Marie" – assise -, un crâne de bouc, symbôle du diable (trois exemplaires de cette composition figurent dans trois collections importantes : celle du Musée de l'Elysée de Lausanne, celle de la FNAC à Paris et celle de la grande collectionneuse Madeleine Millot-Durrenberger à Strasbourg).
Cette série en inaugura deux autres, des années plus tard : Couleurs de la Mort (2007-2015) dans laquelle j'injectais de l'humour et Vanité de l'Enfance, enfants et Vanités (2009-2015), par laquelle je montrais l'intérêt des enfants pour la camarde en ses restes tangibles, série plus poétique qu'humoristique, bien que...
Jean-Baptiste Carhaix, avril 2016.